Procès IKEA : quand une entreprise enquête illégalement sur la vie des salariés, des syndicalistes et des clients

Publié le 17/06/2021

Espionner des salariés, espionner des syndicalistes ? Pas en France ?

Si. C’est bien en raison de la mise en place, non pas d’une enquête ponctuelle, mais bien d’un véritable « système d’espionnage » des salariés et des clients que la société IKEA et les anciens dirigeants étaient poursuivis.

Le 15 juin 2021, le Tribunal correctionnel de Versailles a reconnu qu’IKEA a mis en place pendant plus de 10 ans des enquêtes via des sociétés prestataires et des agents de police compromis portant sur de nombreuses données personnelles et intimes – comme les antécédents judiciaires, la vie personnelle, le train de vie – de salariés, de représentants du personnel, de clients. Reconnaissant que « cette politique était institutionnalisée » dans l’entreprise, le juge a notamment condamné IKEA à 1 million d’euros d’amende.

Les faits surprennent : pourquoi ? comment ? et résonnent particulièrement aujourd’hui, à l’heure où, du fait de l’ampleur du télétravail, la question de la surveillance des salariés a été (re)mise en avant par de trop nombreux employeurs.

Décryptage de la décision rendue et de cette affaire hors normes

Les faits remontent à il y a plus de 10 ans, mais la décision a été rendue par le Tribunal correctionnel de Versailles le 15 juin dernier seulement.

Le géant de l’ameublement IKEA a donc été condamné à une amende d’un million d’euros pour les faits qualifiés de recel de collecte de données à caractère personnel par un moyen frauduleux, déloyal ou illicite commis de façon habituelle.

« Une politique institutionnalisée » de surveillance

Le juge a reconnu que pendant plus de 10 ans, sur l’ensemble du territoire français, l’entreprise a sollicité la collecte de données personnelles sur de nombreux salariés et clients, en utilisant des sociétés pour réaliser des enquêtes, des surveillances, recueillir des renseignements via des agents infiltrés, des fonctionnaires de police compromis. Il suffisait à IKEA de s’acquitter d’une certaine somme – entre 80 et 150 euros par salarié – pour tout apprendre sur la vie d’un salarié, au mépris total du respect de sa vie privée et de son consentement. Sur dix ans, il ressort du jugement qu’IKEA aurait dépensé a minima 350 000 euros pour le seul paiement des prestations de recherche d’informations.

Pour cette somme, loin de s’arrêter à la recherche des antécédents judiciaires, les enquêtes ont pu être incroyablement approfondies : renseignements bancaires, nombre de comptes en banques, véhicules, propriétés, situation matrimoniale et de santé, éventuelles déplacement à l’étranger.

Le juge souligne que cette « politique était institutionnalisée », que « personne au sein de la société ne l’a jamais remise en question » et qu’en outre, la société connaissait bien la législation française, et l’a donc volontairement contournée en mettant en œuvre des manœuvres pour cacher ces pratiques illégales.

En conséquence, la justice conclut et reconnaît qu’un système d’espionnage généralisé et illégal a été mis en place dans l’entreprise ; la justice condamne ainsi IKEA à une peine d’un million d’euros (le parquet réclamait 2 millions), le juge soulignant que cela se justifie du fait du fait de « l’ampleur des faits, de leur durée et de la taille de l’entreprise ». 

Une peine historique mais non dissuasive 

L’amende infligée, pour importante qu’elle puisse paraitre, doit être mise en perspective de la situation économique de l’entreprise, puissante multinationale.

Tout en reconnaissant qu’« un million d’euros, ce n’est pas symbolique, c’est une condamnation historique pour une affaire de ce type », Olivier GUIVARCH, le secrétaire général de la Fédération, remarque qu’une amende d’un million d’euros ne saurait être dissuasive pour une société dont le chiffre d’affaire en France était d’environ 3 milliards d’euro en 2020. De surcroit, la CFDT Services regrette que les dommages intérêts alloués aux parties civiles (salariés et organisations syndicales) ne réparent pas la totalité du préjudice et restent malheureusement symboliques en perspective des moyens de la société. Même avis du côté de la section CFDT IKEA « L’arrêt du tribunal reconnait la culpabilité pleine et entière d’IKEA France sur ces pratiques illicites qui visaient des salariés, des syndicalistes et des clients reste sans conteste une victoire pour la CFDT IKEA France. Cependant nous pouvons regretter que la peine prononcée à l’encontre d’une enseigne qui délivre plus de 35 milliard de CA à travers le monde ne s’élève « qu’à » un million d’euros. Quant aux peines prononcées des prévenus reconnus coupables, aucune peine de prison ferme n’a été retenue à leur encontre ainsi que des peines pécuniaires qui sont également en deçà de nos attentes. Une enseigne reconnue certes coupable mais avec des peines que nous considérons légères et qui ne décourageraient pas assez des entreprises qui envisageraient cette possibilité d’un espionnage des salariés… » déclarent Jean-Paul SALGADO, délégué syndical central et Abdelkader MEKKI DAOUADJI, délégué syndical central adjoint.


Reste à espérer que la médiatisation de l’affaire associée au symbole d’une condamnation pénale suffiront, eux, à avoir l’effet dissuasif nécessaire vis-à-vis de ces pratiques illégales et choquantes. En effet, il est fondamental que les salariés et les représentants du personnel puissent exercer leurs fonctions sereinement et en confiance.

Mettre en lumière le but choquant d’une telle pratique 

Pour la CFDT Services, il est important de souligner les raisons qui semblent avoir conduit la société à mettre en œuvre un tel système. Comme souvent, il s’agit d’un intérêt économique d’ampleur. Ici, le système de surveillance avait été mis en place au lendemain d’une grève massive revendiquant des hausses de salaire, dans l’idée d’éviter à tout prix de nouvelles grèves. La surveillance visait ainsi à fragiliser le syndicalisme dans l’entreprise et par ricochet les grèves éventuelles et à écarter toute personne perçue comme indésirable.

Le syndicalisme au cœur de la ligne de mire d’IKEA

Les salariés syndiqués, notamment ceux assurant des mandats de représentants du personnel, ont concentré une part importante de cette surveillance qui de surcroît a été encore plus poussée à leur égard.

Pour certains d’entre eux, IKEA n’a pas hésité à aller jusqu’à mener des enquêtes terrifiantes : identification des auteurs des tracts syndicaux et des successeurs pressentis des délégués syndicaux, recherche des éventuelles relations intimes entre syndicalistes, descriptions de leur profil psychologique, de la probabilité de leur consommation de drogue, des raisons qui les auraient amenées au syndicalisme, des rôles individuels dans leur organisation syndicale, des points forts et faibles de chacun, du niveau de leur influence réelle ou supposée auprès des salariés.

La répression de l’action syndicale a ensuite pu aller jusqu’à l’embauche de psychologues du travail, ayant servi notamment, sous couvert d’une politique de recrutement, et de postes de « conseillers RH » à repérer et recruter des profils pouvant servir de contre-pouvoirs aux syndicalistes influents.

La peur du syndicalisme et les moyens mis en œuvre pour maintenir les salaires au plus bas que révèle cette affaire nous rappellent qu’il reste toujours du chemin à parcourir pour que l’ensemble des entreprises et des acteurs n’oublient pas que l’action, l’investissement des syndicalistes et particulièrement de la CFDT tout comme la juste rémunération des salariés contribuent de manière fondamentale à renforcer le développement de l’entreprise.