[Oeil de l'expert] Les risques psychosociaux , l'autre impact du Covid-19

Publié le 20/05/2020

La fédération des Services a interrogé Nina Tarhouny, docteure en droit, spécialiste de la prévention organisationnelle des risques psychosociaux et amélioration des conditions de travail, sur les risques psychosociaux que peut générer la crise sanitaire. 

Nina Tarhouny idLa CFDT Services a réalisé une enquête sur les conditions de travail en période de Covid19, et nous avons eu de nombreux témoignages de salariés de la grande distribution, des agents de propreté, des agents de sécurité sur le mal être au travail. Pensez-vous que les risques psychosociaux (RPS) ont été les grands oubliés avec le COVID 19 ?

Nina Tarhouny : La crise sanitaire déclenchée par le coronavirus est un événement inédit qui a concentré les efforts de prévention d’abord sur le risque biologique visant à protéger de la contamination. Les messages officiels contradictoires, les pénuries d’équipements de protection individuels et l’impréparation à la gestion d'un risque majeur ont dérouté beaucoup d’entreprises et leurs salariés.

Les salariés de la grande distribution, les agents de propreté et de sécurité ont été mobilisés en première ligne car ils font partie des activités essentielles de la nation. Cette crise sanitaire a pu ainsi leur apporter une forme de reconnaissance sociale, eux qui jusque-là étaient dans la catégorie des travailleurs invisibles.

Le risque biologique lié au coronavirus est le premier auquel on pense en cette période mais il n’est pas le seul. L’exposition à un risque sanitaire de cette ampleur, avec la crainte d’y perdre la vie, fait naître des risques collatéraux tout aussi importants en termes de dommages potentiels sur la santé des travailleurs, en particulier, les risques psychosociaux.

Travailler avec la peur d’être contaminé ou de contaminer d’autres personnes (qui sait s’il est porteur asymptomatique ?) sur le lieu de travail ou dans les transports en commun en se rendant sur son lieu de travail, est une situation anxiogène. Ce stress au travail, accru par la vigilance de chaque instant faisant partie de nouvelles habitudes à prendre, sur-expose d’autant plus les travailleurs en première ligne. De plus, le stress fragilise les défenses immunitaires et rend ainsi l’individu plus vulnérable aux risques d’atteinte à sa santé.

Ainsi, la prévention des risques psychosociaux devrait faire partie du “pack” de prévention prioritaire. Malheureusement, les évaluations des risques professionnels et les mesures de prévention n’ont pas toujours fait une place de premier ordre aux risques psychosociaux qui ont parfois pu être mis de côté ou oubliés face à l’urgence du risque biologique, et ce d’autant plus dans des entreprises dans lesquelles la question des risques psychosociaux n’est pas jugée primordiale habituellement. 

Quels types de RPS peuvent survenir lors de la reprise d’une activité « normale » ?  Quels sont les risques a plus ou moins long terme pour les salariés ?

NT : La reprise de l’activité économique n’est pas synonyme de disparition du coronavirus. La vigilance va donc devoir se prolonger dans le temps, ce qui petit à petit épuise les organismes. Lorsqu’il est question d’allonger le temps de travail, dans ces circonstances de crise, pour faire face aux conséquences économiques, on oublie les conséquences sur la santé de l’être humain qui passe souvent au second plan.

Les salariés vont continuer de faire face à plusieurs facteurs de risques psychosociaux, parmi eux :

  • les difficultés de conciliation entre vie professionnelle et vie familiale (notamment quand les établissements scolaires n’ont pas complètement repris leur activité) ;
  • le manque de reconnaissance : s’ils ont fait partie des travailleurs applaudis pendant le confinement, le retour à la réalité, sans considération de leur qualité de travailleurs essentiels, peut créer une forme de désillusion, surtout lorsque leurs conditions de travail et leur niveau de rémunération ne s’améliorent pas, et reprennent le cours de la vie d’avant, alors que la période du confinement a pu leur redonner de l’espoir sur la reconnaissance de leur utilité sociale. Peut alors également naître un sentiment d’injustice face à cette situation.
  • la peur de perdre son emploi car la crise sanitaire engendre pour beaucoup d’entreprises des difficultés économiques.

Au stress au travail, s’ajoutent également, pour certains travailleurs, les risques liés au harcèlement moral car malheureusement, il n’y a pas eu de “pause” de ce côté là pour certains salariés. Au contraire, certains ont pu subir encore plus de pression et de “maltraitance ordinaire”, délétères pour la santé.

Les risques sanitaires résultant de l’exposition aux risques psychosociaux sont connus et bien documentés par la littérature scientifique. Il y a bien entendu les conséquences sur la santé mentale (dépression, burn-out, mal-être, souffrance, etc) mais les risques psychosociaux ont également des conséquences sur la santé physique : troubles cardio-vasculaires, gastro-intestinaux, musculo-squelettiques, etc. Dans des métiers qui sollicitent déjà beaucoup le corps, l’exposition aux risques psychosociaux accroît le risque d’atteinte à la santé globale de l’individu.

 

Dans nos secteurs, beaucoup de salariés ont été en première ligne, comment prépare-t-on, selon vous le jour d’après ?

NT : Même si la prévention repose d’abord sur l’employeur, les salariés ont également une obligation (inscrite dans le code du travail à l’article L4122-1) de prendre soin de leur santé et de leur sécurité. Cette obligation peut être difficile à mettre en oeuvre lorsqu’ils ne disposent pas des moyens de s’y conformer. Ces moyens incombent à l’employeur. Or, la prise de conscience de la responsabilité sociale de l’entreprise ne s’est pas faite dans toutes les entreprises.

Si même dans une telle crise sanitaire, elles ne remettent pas en question leur responsabilité sociale et sociétale, malheureusement, pour les travailleurs, le “jour d’après” se résumera au “jour d’avant” sans réelle avancée dans leurs conditions de vie au travail. C’est là que l’action syndicale va être importante pour continuer de porter les revendications de ceux qu’on oublie à nouveau au lendemain du déconfinement.

 

Quelles mesures peuvent prendre les entreprises et quel rôle les représentants du personnel peuvent jouer ?

NT : Les entreprises ont une obligation générale de sécurité et de prévention. Elles ont tout intérêt à s’intéresser à la prévention globale des risques professionnels (incluant les risques psychosociaux) et se saisir de cette période, particulièrement à risques pour la santé globale des salariés, pour s’investir dans des démarches de prévention pérenne. Se concentrer sur un seul risque (le risque biologique) aboutira à l’échec de la prévention globale qui est nécessaire pour garantir l’effectivité du droit à la santé et à la sécurité au travail.

Lorsque l’entreprise n’est pas dans une optique de prendre soin de la santé et de la sécurité de ses salariés, le rôle des représentants du personnel peut être alors de contraindre l’entreprise à faire face à ses obligations en utilisant leurs prérogatives, par exemple en alertant officiellement (par écrit) l’employeur. En tant que salariés protégés, ils peuvent aussi plus facilement actionner le levier du recours aux acteurs externes comme l’inspection du travail ou, dans les cas les plus graves, faire appel à la justice, comme cela a été le cas pour Amazon.

Le rôle des représentants du personnel peut ainsi s’inscrire dans la défense des intérêts collectifs mais aussi dans le soutien aux situations individuelles. Ils peuvent informer les salariés de leurs droits et les aider dans leurs démarches, par exemple, pour faire reconnaître un accident du travail ou une maladie professionnelle. Toutes les alertes et échanges écrits avec l’employeur pourront par la suite constituer des preuves matérielles de la situation du salarié victime du manque de diligence ou de l’inaction de l’employeur.

 

Quelles recommandations pour la mise à jour du document unique sur le sujet des RPS et du COVID ?

NT : Le premier outil d’une démarche de prévention est le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP). Sa mise à jour au regard des circonstances actuelles est obligatoire. Ce n’est pas une contrainte vaine comme peuvent le percevoir certaines entreprises. Il est le socle de la prévention et peut être l’occasion de renouer avec le dialogue social. En effet, certaines entreprises voient les représentants du personnel comme des ennemis. En réalité, ils peuvent être leurs meilleurs alliés pour connaître la réalité des conditions de travail sur le terrain. L’employeur peut ainsi avoir une vision plus claire de l’écart entre le travail prescrit (ce que demande l’employeur) et le travail réel (tel qu’il est réalisé par les salariés) et, ainsi prendre les mesures de prévention adéquates.

L’observation du travail sur le terrain, la participation des représentants du personnel et des salariés à l’élaboration du DUERP peuvent être d’une grande aide pour réaliser une évaluation concrète qui permettra par la suite de prendre des mesures de prévention opérationnelles, c’est-à-dire celles qui vont effectivement protéger les salariés des risques d’atteinte à leur santé.

Il faut également prendre en compte toutes les étapes du salarié au travail, c’est-à-dire inclure le trajet entre le domicile et le lieu de travail ainsi que les moments de pause qui peuvent être aussi des moments porteurs de risques pour les salariés.

J’ai récemment eu l’exemple d’une salariée, travaillant en tant qu’hôtesse de caisse dans la grande distribution pendant la période du confinement. Son employeur a mis en place toutes les recommandations sanitaires préconisées par les instances officielles (distanciation, masques, gel hydroalcoolique, plexiglas, etc) mais il n’a pas pris en compte la conciliation entre les horaires de travail et les horaires des transports en commun qui s’arrêtaient plus tôt qu’habituellement, de sorte que la salariée, travaillant 6 jours sur 7 et finissant sa journée de travail à 21h, a mis deux heures pour rentrer chez elle. Pendant combien de temps pourra t-elle tenir à ce rythme ?

 


Nina Tarhouny  est  fondatrice du Cabinet Global Impact  et  exerce son activité en qualité d’experte indépendante auprès des entreprises et institutions en France et à l’international. Elle a récemment publié un ouvrage issu de ses travaux de recherche intitulé Les risques psychosociaux au travail : droit et prévention d’une problématique de santé publique (L’Harmattan, 2020).

Global Impact :  https://www.global-impact.fr/ 

- Son ouvrage intitulé "Les risques psychosociaux au travail : droit et prévention d'une problématique de santé publique" : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=65232

- Son dernier article publié sur Santé Matin et Economie Matin intitulé "Coronavirus : du risque sanitaire aux risques psychosociaux - les travailleurs sacrifiés ? http://www.economiematin.fr/news-risques-travailleurs-coronavirus-reglementation-securite-sanitaire-danger-tarhouny